Dudley Clendinen

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Une belle et courte vie

Dudley Clendinen dans « The New Tork Times »

J’ai des amis formidables. Au cours de ces douze derniers mois, l’un d’entre eux m’a emmené à Istanbul. Un autre m’a offert une boîte de pralines de sa création. Quinze d’entre eux ont tenu deux veillées pré-posthumes pour moi. Certains ont libellé des chèques généreux. Deux autres encore m’ont expédié des coffrets complets de toutes les cantates sacrées de Bach. Et enfin, un ami de Texas, a posé sa main sur mon épaule décharnée, tout en semblant étudier le sol sur lequel nous nous trouvions. Il avait pris le premier avion pour me rendre visite.

«Nous devons t’acheter un flingue» a-t-il dit calmement. Il sous-entendait pour me tuer. «Oui, mon cher,» ai-je répondu. «Faisons ça.» Je l’apprécie pour ça. Je les aime tous. Je suis extrêmement heureux parmi les miens, ma famille, mes amis, et ma fille, dans mon travail et ma vie. Mais je suis at- teint de sclérose latérale amyotrophique, ou SLA, plus familièrement appelée maladie de Lou Gehrig aux États-Unis, du nom du célèbre lanceur et joueur de premier but des Yankee chez qui on l’avait diagnostiqué en 1939, et qui après en avoir accepté le verdict avec tant de grâce en est mort moins de deux ans plus tard. Il avait près de 38 ans.

Je l’appelle parfois Lou, en son honneur, et parce que ce prénom paraît moins effrayant. Mais c’est loin d’être une maladie bénigne. Les nerfs et les muscles tressaillent et se contractent, et meurent progressivement. De l’extérieur, c’est comme la répercussion de touches de piano dans les muscles sous ma peau. De l’intérieur, c’est comme des papillons anxieux, essayant désespérément de s’échapper. Cela commence soit par les mains et les pieds pour progresser plus haut et de l’intérieur, soit dans les muscles de la bouche, de la gorge et de la cage thoracique, pour s’insinuer plus bas. La deuxième variante est appelée bulbaire, et c’est celle que j’ai. Nous ne vivons pas si longtemps, parce que cela affecte assez tôt notre capacité à respirer, et cela va en s’empirant. Actuellement, pour 66 ans, j’ai l’air assez bien. J’ai perdu dix kilos. Mon visage s’est amaigri. On me jette parfois des regards «Hé, salut, Astro Boy!», ce qui me plaît assez. C’est ce que j’appelle ma phase cosmétique. Mais je ne parviens pas à sourire, ni à mâcher. Je suis court d’haleine. Je tremble beaucoup. J’ai l’air d’un ivrogne essoufflé et zézayant. Pour un ancien alcoolique, c’est plutôt fâcheux.

Il n’y a pas de traitement efficace. Pas de remède. Il y a bien un médicament, le Rilutek, qui pourrait faire la différence pour quelques mois. Pour à peu près $ 14.000 par ans. Cela me semble inutile. Si je laisse tout cela suivre son cours, avec tout le support humain, médical, technologique et bienveillant dont j’aurai besoin d’ici quelques mois, il ne restera plus de moi, dans cinq, huit, douze années ou plus, qu’une momie consciente mais inerte, muette et incontinente de ce que j’aurai été. Maintenu à la vie par des sondes d’alimentation et autres, par des appareils respiratoires et aspiratoires. Non, merci très peu pour moi. Je déteste être un fardeau. Je ne pense pas m’attarder pour l’arrière saison de Lou. Voilà au moins une chose de réglée. Dans ce pays nous avons tous une façon obsessionnelle d’aborder la façon de manger, de s’habiller et de boire, de trouver un emploi et un conjoint. De faire l’amour et d’avoir des enfants. De vivre. Mais nous n’abordons pas la mort. Nous agissons comme si faire face à la mort n’était pas l’un des plus grands et des plus poignants défis de la vie. Mais je peux vous assurer que ce l’est. Ce n’est pas lugubre. Mais nous devons être à même de considérer les médecins et les machines, les système médicaux et d’assurances, les amis, la famille et la religion comme référents informatifs – et non décisifs – afin de rester libre.

Et c’est justement l’essentiel. Il ne s’agit pas d’une maladie en particulier ou même de la Mort. Il s’agit de la Vie, quand on sait qu’il n’y en a plus pour très longtemps. C’est l’avantage étrange de Lou. C’est sans issue et il n’y a pas grand-chose à faire. C’est libérateur.

J’ai commencé à marmonner et à bafouiller en mai 2010. Lorsque le neurologue m’a annoncé le diagnostic en novembre, il m’a serré la main avec un sourire figé et m’a abandonné à mon sort sur ce parking gris et froid au sous-sol.

À cette heure du crépuscule. Il a confirmé ce dont je m’étais douté tout au long de ces six derniers mois de tests chez d’autres spécialistes dans l’espoir d’une autre explication. Or il y a un fossé entre avoir des doutes et avoir des certitudes. Et là, j’ai pris pour la première fois conscience que j’allais mourir. “Je ne suis pas préparé à ça,” ai-je pensé. “Je ne sais pas si je dois rester ici, aller dans ma voiture, m’y asseoir, ou conduire. Pour aller où? Et pourquoi?” Cela a duré près de cinq minutes, et puis je me suis souvenu que j’avais quelque chose de prévu. Cette nuit-là, j’avais un diner à Washington avec un vieil ami, un auteur qui se sentait déprimé. Nous avions beaucoup parlé de lui. Plus qu’assez. Ce soir, je placerais la barre plus haut. Nous parlerions de Lou.

Le lendemain matin, je me suis rendu compte que mon passé pouvait m’aider. Pendant 22 ans, j’ai consulté des thérapeutes et assisté à des réunions en douze étapes. Ils m’ont aidé à surmonter les problèmes liés à mon alcoolisme et à mon homosexualité. Ils m’ont appris à être sobre et sain d’esprit. Ils m’ont fait prendre conscience que je pouvais être moi-même, mais que la vie ne tournait pas qu’autour de moi. Ils m’ont appris à être un père. Et peut-être plus important encore, ils m’ont enseigné que je suis capable de tout faire, en vivant au jour le jour. Y compris ceci. En fait, je suis prêt. Ce n’est pas aussi difficile pour moi que ce ne l’est pour les autres. Pas aussi dur que pour Whitney, ma fille âgée de trente ans, ou pour ma famille et mes amis. Je sais. J’ai de l’expérience. J’étais proche de ma vieille cousine, Florence, qui était en phase terminale. Elle voulait mourir, sans plus attendre. J’ai été le tuteur légal de deux de mes tantes, Bessie et Carolyn, et de ma mère, elles seraient toutes décédées de causes naturelles des années auparavant s’il n’y avait eu la technologie médicale, des systèmes bien intentionnés et des mains aimantes et attentionnées. J’ai passé des centaines de jours au chevet de ma mère, lui tenant la main, essayant de lui conter des histoires drôles. Elle était baignée, langée, habillée et nourrie, et pendant les dernières années, elle m’a regardé, moi son fils unique, comme s’il se fut agit d’un nuage au lointain. Je ne veux pas que Whitney vive cela – ni aucun de mes proches. M’attarder ici-bas serait une énorme perte d’amour et d’argent.

Si je choisis d’avoir la trachéotomie qu’il me faudra au cours des prochains mois pour éviter la suffocation et peut être la mort suite à une pneumonie d’aspiration, la ventilation artificielle, l’équipe et le système de soutien nécessaires à mon maintien en vie coûteront facilement un demi million de dol- lars par an. De qui viendrait cet argent, je ne sais pas.

Je préfère mourir. Je respecte le souhait des gens qui veulent vivre aussi longtemps que possible. Mais je voudrais le même respect pour ceux d’entre nous qui – rationnellement – en décident autrement. J’ai fait mon devoir. J’ai un plan d’action. Si j’ai une pneumonie, je la laisserai m’étouffer. Sinon, il y a tant d’autres moyens sous la main. Il me faudra juste agir avant que mes mains ne me lâchent : le flingue, les narcotiques, les lames aiguisées, un sac en plastique, un bolide de course, des médicaments en vente libre, du thé de laurier- rose (à la façon raffinée du Sud), le monoxyde de carbone ou même l’hélium. Ce qui me donnerait une chouette voix à la fin.

J’ai trouvé ma voie. Ce ne sera pas un flingue. Mais quelque chose de bien plus silencieux et calme. Savoir cela me réconforte. Je ne m’inquiète plus pour la prise de calories. Je ne me soucie plus d’avoir assez d’argent pour mon vieil âge. Je ne vieillirai pas.

Je vis un moment formidable. J’ai une fille géniale, belle et talentueuse qui vit à proximité, c’est le soleil de ma vie. Je ne sais pas si elle apprécie mon idée. Mais elle comprend. La quitter est la seule chose qui m’insupporte. Mais la seule chose que je puisse, c’est faire en sorte qu’elle ait eu un père débordant de vitalité jusqu’à la fin, et qui a su tirer sa révérence à temps. Que dire d’autre ? J’ai passé beaucoup de temps à écrire des lettres et des notes, et à enregistre des conversations à propos de ces moments, que je considère comme une belle et courte vie (et un baisser de rideau en beauté), pour WYPR-FM, une station de radio NPR (radio publique américaine) de Baltimore. J’ai envie de dédramatiser les faits, afin qu’il soit plus facile de parler de la mort. Je suis très en retard dans mes notes, mais les gens sont extraordinairement patients et gentils. Et accueillants de surcroît. J’ai des invitations à ne plus savoir où donner de la tête. Le mois dernier, une vieille connaissance m’a apporté un enregistrement du meilleur concert qu’il m’ait jamais été donné d’entendre, Leonard Cohen, en direct, à Londres, il y a trois ans. C’est une musique puissante et envoûtante, interprétée par un poète, compositeur et chanteur dont la vie a été aussi rude et sinueuse et heureuse que celle d’un vieil arbre.

La chanson qui restera gravée dans ma mémoire, paroles et musique, est «Dance Me to the End of Love». C’est ainsi que je ressens cette période de ma vie. Je danse, je virevolte, heureux dans les dernières cadences de cette vie que j’aime. Lorsque la musique s’arrêtera – lorsque je ne pourrai plus nouer mon nœud papillon, raconter des histoires drôles, promener mon chien, parler avec Whitney, embrasser un être cher, ou taper des lignes comme celles-ci – je saurai que ma partie est terminée. C’est que mon heure sera venue.

Dudley Clendinen est l’ancien correspondant national et éditorialiste pour The Times, et l’auteur de «A Place Called Canterbury ». 

 

Source : Bulletin d'informations 153 – juillet, août, septembre 2011

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